22

À l’issue de la grande fête qui marqua le retour du couple royal à Thèbes, Toutankhamon et Akhésa décidèrent de résider au palais aménagé à l’intérieur de l’enceinte du grand temple d’Amon. À peine étaient-ils reposés des fatigues du voyage et des réjouissances que le général Horemheb demanda audience à Pharaon.

Ce dernier le reçut dans la salle du trône, Akhésa à ses côtés.

Horemheb fut surpris par la transformation du jeune roi. Son visage, d’où l’adolescence n’avait pas encore disparu, avait acquis une sorte de gravité. Il portait la couronne bleue et tenait le sceptre, réceptacle de la magie divine, avec une dignité nouvelle, comme s’il avait pris conscience de l’importance de son geste.

Horemheb s’inclina devant les souverains. Quand il se releva, le buste très droit, il chercha à déchiffrer les sentiments d’Akhésa. Il eut la désagréable surprise de découvrir une reine hiératique, presque sévère. Toutankhamon et Akhésa ne commençaient-ils pas à former un véritable couple ?

— J’espère que Votre Majesté a accompli un excellent voyage.

— Excellent, en effet, précisa le roi. Nous avons été accueillis par les chefs de province et les supérieurs des temples. Nous avons pris connaissance de leurs requêtes. Nous en tiendrons compte.

Avec maladresse, mais non sans une certaine autorité.

Toutankhamon, avait tenté d’adopter le ton et les expressions d’un monarque sûr de lui. Horemheb regretta de ne pas avoir interrompu le voyage à cause duquel le comportement du couple royal s’était si profondément modifié.

— J’eusse aimé, Majesté, me présenter devant vous pour louer votre grandeur et célébrer la gloire de l’Égypte. Mais je crains d’être porteur de troublantes nouvelles.

L’inquiétude de Toutankhamon fut aussitôt perceptible.

— Parlez, général, exigea-t-il.

— Les mots ne sont pas faciles à trouver. Je ne souhaite pas effrayer Votre Majesté.

— Votre éducation de scribe ne devrait pas vous rendre hésitant, intervint Akhésa. Il suffit de dire la vérité. C’est d’elle que se nourrit Pharaon.

Horemheb constata que la jeune reine n’avait rien perdu de sa vigueur.

— Vous me pardonnerez donc d’être brutal. Plusieurs provinces d’Asie ont annoncé que les tributs ne seraient pas versés cette année au trésor de Pharaon. En votre absence je n’ai qu’enregistré leurs déclarations. De plus, mes informateurs me signalent que les Hittites ne cessent de provoquer une agitation grave dans nos protectorats du Nord et de retourner contre nous un nombre croissant de princes locaux. La situation s’aggrave. Si nous n’intervenons pas, l’ennemi se rapprochera des marches du Delta.

Brutalement plongé dans une réalité effrayante, Toutankhamon perdit toute superbe pour redevenir un adolescent rongé par l’inquiétude, incapable d’assumer une charge excessive.

— Que comptez-vous faire, général ? Nous ne pouvons laisser envahir l’Égypte !

— J’attends vos ordres, Majesté. Ils me sont indispensables pour réunir une armée puissante et défendre notre pays avec efficacité.

La grande épouse royale se leva et descendit quelques-unes des marches de l’estrade où étaient placés les deux trônes. Dominant encore Horemheb, elle s’adressa à lui, le front haut.

— Vous avez eu tout loisir d’organiser la défense de l’Égypte, général. Si l’ennemi est aujourd’hui menaçant, c’est à cause de votre imprévoyance.

Horemheb s’empourpra. Il lui fallut un contrôle absolu de ses réactions pour ne pas protester contre ces accusations grotesques. Les responsables de cette dramatique situation étaient le défunt Akhénaton, un roi fou, et Toutankhamon, un roi sans envergure.

— Nous ne voulons pas la guerre, continua la grande épouse royale et nous ne la déclencherons pas. Nous n’accroîtrons pas non plus vos pouvoirs. Pharaon a effectué un autre choix. Vous le connaîtrez demain, lors de la réunion du grand conseil.

 

Le grand conseil rassemblait le couple royal, le Premier Prophète d’Amon, le « divin père » Aÿ, le général Horemheb et les hauts fonctionnaires ayant en charge les différents ministères. Ils avaient été convoqués dans la salle du trône. Toutankhamon avait proposé à son épouse de laisser agir Horemheb. Elle avait refusé, expliquant que le général jouait un jeu dangereux pour la sécurité même de l’Égypte. Le roi s’était rendu à ses raisons.

Bien qu’il dominât les membres du grand conseil du haut de l’estrade où il trônait, Toutankhamon tremblait à l’idée de leur annoncer la décision qu’Akhésa lui avait demandé de prendre. Ce serait son premier acte de gouvernement, son premier décret qui serait officiellement promulgué sans avoir consulté Horemheb auparavant. Le Premier Prophète d’Amon, hautain et distant, considérait cette réunion comme une pénible corvée. Horemheb lui ayant assuré qu’il tenait bien en main les rênes de l’État, Toutankhamon n’était qu’une ombre. Sans doute aurait-il de temps à autre des crises d’autoritarisme qu’il faudrait subir avec patience. Le « divin père » Aÿ se sentait vaguement inquiet. Ni Akhésa ni son royal époux ne lui avaient parlé de la convocation du grand conseil. Ce dernier n’était normalement réuni que pour prendre connaissance d’orientations majeures de la politique égyptienne. Que désirait Toutankhamon ? Ou plutôt qu’avait imaginé Akhésa, dont la prestance et la volonté étaient encore plus apparentes depuis son retour ?

Un épais silence s’instaura quand le jeune monarque croisa le sceptre magique sur sa poitrine, annonçant qu’il allait prendre la parole. Chacun discerna son trouble. Le « divin père » crut même qu’il renoncerait. Mais un regard tendre d’Akhésa lui procura l’ultime encouragement qui lui manquait.

— De par la volonté de Pharaon, déclara Toutankhamon, le commandant Nakhtmin, fils du « divin père » Aÿ et serviteur fidèle de la couronne, est élevé à la dignité de porte-éventail à la droite du roi.

Aÿ était stupéfait. Il ne s’attendait pas à cette distinction qui amusa Horemheb. Le petit roi n’était pas si stupide. En accordant des honneurs et des titres ronflants, il satisferait des vanités.

— De plus, continua Toutankhamon, Nakhtmin est nommé chef de l’armée, sous les ordres directs du général Horemheb. Ils sont chargés de la réorganiser et d’assurer la sécurité des Deux Terres. Ils me rendront compte chaque semaine. Ces décisions seront rendues publiques par décret.

Pharaon se leva. Suivi d’Akhésa, rayonnante de beauté dans sa longue robe blanche serrée à la taille par une ceinture rouge, il quitta la salle du trône.

Horemheb, abasourdi, se demanda par quelle manœuvre subtile le « divin père » Aÿ avait obtenu une telle faveur pour son fils qui, en accédant à cette haute fonction militaire, devenait un sérieux rival. Aÿ, de son côté, ne savait que penser. Son fils Nakhtmin l’avait-il abusé ? Ou bien ignorait-il, comme lui, les intentions de Pharaon ? Quant au Premier Prophète d’Amon, il s’interrogea si le grave désaveu infligé à Horemheb n’était qu’une lubie passagère ou le début de sérieuses mutations qui, un jour, feraient ressurgir les démons qui avaient hanté l’esprit du roi maudit, Akhénaton. En ce cas, l’unique responsable était sa fille, la grande épouse royale, Akhésa.

 

Horemheb n’était pas au terme de ses déconvenues. Il fut contraint à une délicate coexistence avec Nakhtmin, le nouveau chef de l’armée dont le général gardait néanmoins le contrôle. Les fonctions de Nakhtmin consistaient à organiser les bataillons et à coordonner leurs mouvements. Horemheb, supervisant l’action de son subordonné, continuait à régner sur une cohorte de scribes s’occupant de l’équipement, de l’encadrement et du ravitaillement des troupes. Le général devait fournir des explications à Nakhtmin et lui indiquer les raisons de ses options stratégiques, sachant qu’elles seraient vite transmises au couple royal. Espionné dans son propre domaine, Horemheb ne trouvait, pour l’heure, aucun moyen légal de se débarrasser du nouveau chef d’armée qui manifestait un zèle voyant.

Déjà excédé par ces tribulations imprévues, Horemheb eut la certitude d’un complot dirigé contre sa personne lorsqu’au cours d’une nouvelle réunion du grand conseil, Toutankhamon proclama que le Premier ministre serait le « divin père » Aÿ, également nommé prêtre-Sem, chargé d’opérer les rites de résurrection sur les statues royales. Il apparaissait clairement qu’Aÿ et son fils Nakhtmin avaient circonvenu le roi et la reine pour s’emparer progressivement du pouvoir. Le général était isolé dans sa somptueuse villa de Thèbes, entourée du plus beau jardin de la capitale, ceint de hauts murs. Il avait besoin de réfléchir afin de découvrir un moyen de reconquérir le terrain perdu.

Il buvait une liqueur d’Asie qui ne parvenait pas à rendre ses pensées moins sombres quand son intendant lui annonça la visite du « divin père » Aÿ.

— Emmenez-le au bord du bassin aux lotus, je l’y rejoindrai, ordonna-t-il.

Il fit attendre le « divin père » plus d’une heure. Des servantes avaient offert à Aÿ des raisins noirs et sucrés et du vin frais provenant d’une cave digne d’un roi.

— Pardonnez-moi, « divin père », dit Horemheb en saluant Aÿ, j’étais fort affairé et je ne vous attendais pas. Je prépare mon départ pour Memphis où l’on construit ma tombe.

— Memphis… Comptez-vous y inspecter nos garnisons ?

— Cette tâche fait partie de mes attributions.

— Redouteriez-vous une attaque ?

Horemheb tourna le dos à son interlocuteur, admirant le feuillage d’un sycomore à l’ombre bienfaisante.

— La nature est superbe, « divin père ». Nous devrions la vénérer plus souvent. En elle se gravent les rythmes de l’éternité, réduisant à rien les soucis des hommes.

— La sagesse est en vous, reconnut Aÿ. Mais pourquoi refuser de répondre ?

— Je suppose que vous êtes mieux informé que moi des secrets d’État en tant que Premier ministre du royaume, « divin père ». Les informations concernant l’armée vous sont fidèlement transmises par votre fils. Que me resterait-il à vous apprendre ?

Le « divin père » se leva avec peine. Il supportait mal la chaleur de l’été. Ses jambes le portaient de plus en plus difficilement. Il posa sa main droite sur l’épaule du général.

— Vous vous méprenez, Horemheb. Je suis un vieil homme sans ambition, sinon celle de servir mon pays et de donner quelques conseils fondés sur mon expérience. Je n’ai pas sollicité le poste de Premier ministre, je ne l’ai même pas souhaité. Il aurait été juste qu’il vous revînt. Nous avons toujours été alliés et nous le resterons, pour la sauvegarde de l’Égypte.

Horemheb fut ébranlé par la sincérité des accents du « divin père ». Certes, il connaissait son sens de la ruse, son habileté à convaincre. Mais il n’entrait pas dans les habitudes du vieux courtisan d’aborder de manière aussi directe les affaires délicates.

— Et… pour votre fils Nakhtmin ?

— Je n’avais rien exigé pour lui et il ne s’attendait pas plus que moi à cette nomination. Nous n’avons fomenté aucun complot contre vous, général. Nous n’avons exercé aucune influence, directe ou indirecte, sur le couple royal. Devenir des adversaires n’aurait aucun sens.

Horemheb arracha une branche et la cassa en deux.

— Mais qui donc gouverne le pays, aujourd’hui !

— Vous me surprenez, général. Je croyais que vous l’aviez compris : une jeune femme qui vient d’avoir dix-sept ans, la grande épouse royale Akhésa.

 

Le vent du matin couvrait de rides imperceptibles la surface du lac sacré de Karnak. Les prêtres descendaient avec lenteur les escaliers pour puiser l’eau pure contenant l’énergie primordiale, qui servirait lors des multiples purifications effectuées au cours du culte.

Akhésa se promenait sur les bords du lac, à cette heure où le soleil n’était pas encore brûlant. Elle aimait fouler de ses pieds nus les dalles de calcaire blanc qui réfléchissaient la lumière. Sa méditation, ce jour-là, fut de courte durée. À l’angle du lac sacré marqué par le scarabée géant, symbole de la renaissance du soleil, le général Horemheb l’attendait.

— Votre Majesté… Merci d’avoir consenti à me rencontrer ici.

À peine fardé, le visage d’Akhésa resplendissait de beauté. Horemheb savait déjà qu’il éprouverait la plus grande difficulté à échapper à la fascination qu’elle exerçait sur lui.

— Qu’aviez-vous donc de si important à me confier, général ? Cet endroit est consacré aux dieux. Il y règne la paix et la sérénité. Ne le troublons pas par nos mesquineries humaines.

— C’est bien de paix que je désire vous entretenir, Votre Altesse. De cette paix que vous avez le devoir de faire régner sur les Deux Terres.

Des hirondelles volaient haut dans le ciel, lançant des cris joyeux. Les plus joueuses piquaient vers l’eau bleue du lac, la rasaient en gobant des insectes au passage et montaient à tire-d’aile vers l’azur en traçant d’immenses cercles.

— Insinueriez-vous, général, que j’oublie mes devoirs de grande épouse royale et que je cherche à entraîner l’Égypte dans une guerre ?

— Bien sûr que non, Votre Altesse. Mais je crains que vous n’ayez mal placé votre confiance.

— Critiqueriez-vous la promotion de Nakhtmin ?

— Un homme trop jeune est fougueux, intolérant. Il ne songe qu’à se mettre en valeur et risque de commettre de graves imprudences.

— Sans doute avez-vous raison, général. À vos côtés et sous votre responsabilité, de tels incidents ne sauraient survenir. Je vous en rendrais personnellement responsable. Il n’est pas souhaitable que Pharaon voie se développer des pouvoirs parallèles aux siens. C’est lui qui donne les directives, personne d’autre. Votre fonction est essentielle, général, vous êtes l’un des personnages les plus importants du royaume, mais il y en a d’autres, à présent, comme Aÿ, Nakhtmin, Maya.

Le soleil sortait vite de l’horizon, la région de lumière où il était né à nouveau après avoir lutté victorieusement contre le dragon des ténèbres. Bientôt, il éclairerait la terre entière.

Ainsi, Akhésa avait décidé d’isoler Horemheb, de répartir le pouvoir entre plusieurs hauts dignitaires qui se surveilleraient les uns les autres. Peu à peu se créerait autour de Toutankhamon une confrérie de confidents dont Horemheb ne serait qu’un membre parmi d’autres. Cela, il ne le supporterait pas.

— Vous êtes un homme courageux, écrasé de lourdes charges, indiqua Akhésa, une ironie légère dans la voix. C’est pourquoi d’autres dignitaires, aussi scrupuleux que vous, auront pour mission de vous décharger de certaines d’entre elles. L’intendant Houy, par exemple, cet homme intègre et rigoureux. Je lui ai demandé de veiller au rapatriement des tributs de la province du Retenou. Il a quitté Thèbes avec un détachement de soldats d’élite.

— Mais… le Retenou est une province d’Asie ! Elle relève de ma juridiction !

— Pharaon éprouve une grande affection pour Houy. Il tient particulièrement au succès de cette expédition. À présent que vous en êtes averti, nous sommes certains, le roi et moi, que vous lui accorderez tout votre appui.

 

La rage au cœur, Horemheb accueillit Houy avec les honneurs lors de son retour de la province du Retenou. Le rugueux intendant avait mené son corps expéditionnaire avec une poigne de fer. Il n’avait rencontré nulle embûche. Les garnisons des postes frontière, dûment averties par les courriers royaux, lui avaient fourni la logistique nécessaire.

Toutankhamon et Akhésa reçurent les ambassadeurs étrangers dans la salle des tributs aménagée à l’intérieur du palais de Karnak. Ces derniers leur furent présentés par Hanis, devenu chef de la diplomatie égyptienne. Houy assistait à la cérémonie. Horemheb, souffrant d’une indisposition, s’était fait excuser.

Après l’échange des habituelles formules de politesse, le ton monta très vite. Les ambassadeurs de la province asiatique du Retenou indiquèrent fermement au roi qu’ils ne venaient ni en esclaves, ni en prisonniers, ni même en sujets soumis d’un pays conquis, mais en vassaux et plus encore en partenaires économiques. En termes mesurés, mais dépourvus de toute ambiguïté, ils exigeaient des contreparties aux denrées, marchandises et objets précieux qu’ils avaient convoyés jusqu’à Thèbes. Hanis tenta d’atténuer la portée de ces propos, protestant de la fidélité des Asiatiques à l’égard de Pharaon.

Houy était indigné par l’attitude insultante de ces étrangers qu’il aurait volontiers exilés en Nubie après une bonne bastonnade destinée à leur redonner le sens de la hiérarchie. Mais une étrange douleur, qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant, lui enflammait la tête depuis le début de l’audience. Les colonnes se mirent à danser devant ses yeux, puis devinrent floues et disparurent. Un voile obscur l’empêchait de discerner les personnes les plus proches de lui. Il se frotta les yeux. En vain. Incrédule, il recommença, certain de dissiper cette horrible sensation. Il fît même quelques pas, heurtant un Asiatique qui le retint par le bras alors qu’il s’effondrait.

— Je suis aveugle ! hurla Houy interrompant un dialogue animé entre Hanis et un ambassadeur du Retenou.

On voulut le retenir, l’empêcher d’avancer, mais le robuste intendant se dégagea, se dirigeant vers le trône.

— Mon roi, je suis aveugle !

Tendant les bras devant lui, marchant de manière saccadée, Houy progressait dans la nuit. Sa détresse était si poignante que plus un souffle n’osait s’exprimer. Guidé par un sens mystérieux, le malheureux parvint jusqu’aux marches de l’estrade et s’agenouilla.

Toutankhamon, très pâle, meurtri par la souffrance de son ami, se leva et descendit vers lui.

— Souviens-toi de tes devoirs, lui rappela Akhésa, avec douceur. Agis comme les pharaons ont toujours agi.

Le jeune souverain hésita, faillit revenir en arrière, puis posa son sceptre magique sur la tête de Houy.

— Toi qui as rempli la mission que je t’avais confiée, dit Toutankhamon d’une voix tremblante, je te nomme porte-éventail à la droite du roi et son messager personnel dans tous les pays étrangers. Toi dont le regard n’a jamais dévié du chemin de Dieu, que la vue te soit rendue.

Hanis n’en croyait pas ses oreilles. Toutankhamon n’était pas tenu à prendre un tel risque. Si son pouvoir de guérison s’avérait inopérant, son trône vacillerait. Pourquoi Akhésa lui avait-elle conseillé un comportement si imprudent ? Il lui suffisait de déplorer la cécité de l’intendant et de s’en remettre à la volonté des dieux. Personne ne le lui aurait reproché. À présent, c’était sa capacité à régner qu’il remettait lui-même en cause. Égyptiens et Asiatiques demeuraient figés dans l’attente d’un impossible miracle.

Dès que le sceptre se fut posé sur son crâne, Houy ressentit une agréable chaleur qui passa dans sa nuque et parcourut sa colonne vertébrale. Puis elle se transforma en une brûlure presque insupportable. Il cria. Un feu habitait son front, consumait ses yeux morts. Soudain apparut un serpent de flammes qui ondulait devant lui, énorme, menaçant, dardant une langue agressive. Il cessa de remuer, rapetissa, apparut au centre d’une masse de couleur bleue. Houy distingua peu à peu la couronne de Pharaon, le visage de Toutankhamon, son sourire animé par un bonheur sans égal.

— Je vois, mon roi, je vois ! s’exclama Houy, s’inclinant devant le Maître des Deux Terres, le pharaon guérisseur qui avait hérité du don de ses ancêtres.

Hanis observa l’attitude triomphante d’Akhésa. Elle sortait victorieuse du jeu dangereux où elle avait engagé son époux dont personne ne contesterait plus la légitimité divine, prouvée par ses pouvoirs surnaturels.

 

La nouvelle de la guérison de Houy se répandit dans Thèbes avec une extraordinaire rapidité, puis circula dans l’Égypte entière, assurée d’être gouvernée par un nouveau grand roi qui saurait se montrer digne de ses plus illustres prédécesseurs.

Toutankhamon n’était plus un enfant. À quinze ans, il devenait Pharaon.

Lorsque Toutankhamon et Akhésa se présentèrent sur l’immense parvis du temple de Karnak pour inaugurer la fête célébrée à la mémoire des pharaons défunts, une foule considérable, retenue par des gardes débonnaires, se pressait pour voir les souverains.

Akhésa, vêtue de la robe blanche plissée remise par la supérieure des prêtresses de Sais, tenait deux sistres de bois doré et de bronze, instruments sacrés de la déesse Hathor. En marchant, elle les agitait selon un rythme lent et régulier, de manière à émettre des vibrations qui dissiperaient les ondes maléfiques et attireraient vers la terre l’amour de la déesse. Son admirable buste était mis en valeur par un collier comportant deux cent cinquante-six plaquettes d’or reliées par des perles et formant le corps de la déesse vautour, incarnation visible de la Mère universelle. Ses poignets et ses chevilles s’ornaient de bracelets et de chaînettes d’or.

Le pharaon, livré pendant plusieurs heures aux mains de son chambellan et des prêtresses chargées de sa vêture rituelle, portait une robe de lin bordée de franges et ornée de palmettes brodées, de rosettes de couleur et des cartouches contenant son nom. Sur le col, un faucon aux ailes déployées représentant le dieu Horus, protecteur de la royauté. Sur la tête, un diadème fait d’un bandeau décoré de rosaces d’or, incrustées de lapis-lazuli. Sur le devant se dressaient le cobra, emblème de la Haute-Égypte, et le vautour, celui de la Basse-Égypte. Autour du cou, un collier composé de plaquettes d’or cloisonnées aux creux remplis de pâte de verre colorée, l’ensemble formant les ailes d’un faucon. Aux poignets, des bracelets en or massif ornés de cartouches et de scarabées faisant allusion aux métamorphoses incessantes de la conscience. Aux doigts, des bagues formées d’anneaux d’or, décorées également de scarabées et de barques, servant au soleil et aux âmes des justes à se déplacer dans le cosmos.

Toutankhamon était chaussé, comme la grande épouse royale, de sandales de cuir vert et d’écorce sur lesquelles avaient été appliquées des feuilles d’or. Il tenait, dans la main gauche, une grande canne de bois recouvert d’or, à l’extrémité en faïence bleue ; le manche recourbé était formé du corps d’un Asiatique et d’un Africain, évoquant le Nord et le Sud sur lesquels régnait Pharaon, éternellement vainqueur des ennemis de l’harmonie universelle. Dans sa main droite, le sceptre portant le nom de « Puissance » et servant à consacrer les offrandes pour faire jaillir l’esprit de la matière, fait d’une âme de bois plaquée d’une feuille d’or. Ce sceptre, que le Maître d’Œuvre Maya avait tenu à créer de ses propres mains, s’ornait, à ses extrémités, d’une ombelle de papyrus et, sur la tige, d’une bande de faïence bleue incrustée d’or.

Le couple royal s’immobilisa devant la double grande porte de l’enceinte sacrée du dieu Amon. Entre les deux pylônes, à l’endroit où se manifestait le disque rougeoyant du soleil, apparut le Premier Prophète. Il éleva les bras en signe de vénération.

Manœuvrée de l’intérieur, la double grande porte s’entrouvrit. L’événement fut salué par un grand concert d’acclamations. À la droite du roi, deux hommes jouissaient d’une légitime fierté et arboraient un visage épanoui. Houy et Nakhtmin portaient haut les grands éventails rituels, ornés de plumes d’autruche blanches et brunes insérées dans un demi-cercle d’ivoire auquel était fixée une poignée en forme de tige de papyrus. Agités en cadence, ils protégeaient la personne royale d’un soleil trop ardent, en écartaient les insectes et lui donnaient un souffle vivifiant. Les manches étaient faits d’ivoire finement sculpté. Nakhtmin maniait l’éventail décoré des cartouches royaux que surmontait un vautour coiffé de la couronne de Basse-Égypte ; Houy, celui figurant le même rapace coiffé de la couronne de Haute-Égypte. Les deux dignitaires formaient ainsi l’image du royaume unifié grâce à la toute-puissance de Pharaon.

Horemheb, placé à la gauche du roi, avait un visage impénétrable. Chacun nota la sévérité du général qui, d’ordinaire, se montrait aimable et prévenant. Cette fois, il restait ostensiblement à l’écart, se contentant de tenir le rôle fixé par l’étiquette. Le général ne prenait pas cette cérémonie à la légère. Elle rendait officielles et publiques les nouvelles fonctions remplies par ce rustre de Houy et cet ambitieux de Nakhtmin. Horemheb était persuadé de l’honnêteté du « divin père » Aÿ. Il n’avait trempé dans aucun complot tramé contre lui. La situation s’avérait plus grave encore. Akhésa commençait à convaincre Toutankhamon qu’il était réellement roi d’Égypte. Elle réunissait autour de sa personne des hommes influents, capables de mener une brillante carrière, des individus dotés d’une volonté affirmée qu’il ne parviendrait pas à attirer dans son propre camp. Ainsi se constituait un véritable parti du pharaon, formé de dignitaires qui lui resteraient attachés à cause des honneurs qu’ils espéraient obtenir. Un parti qui se dresserait entre lui et le pouvoir.

La fête s’achevait. Les prêtres avaient quitté la vaste salle où Toutankhamon, épuisé, demeurait assis sur son trône d’ébène et d’or incrusté de pierres précieuses et de morceaux d’ivoire, image vivante du dieu Amon dont il était l’incarnation sur terre. Les panneaux encadrant le siège incurvé étaient recouverts d’or ciselé et ornés de cobras protecteurs, à la tête de faïence violette couronnée d’or et d’argent. La tête légèrement penchée en arrière, le dos calé contre le dossier haut et rigide, le jeune roi ne supportait plus le poids de la double couronne qu’il portait depuis l’aube.

— Akhésa… je n’en peux plus, Akhésa…

La grande épouse royale, tenant de la main droite une fleur de lotus, s’approcha du trône, s’agenouilla devant le roi et posa la tête sur ses genoux.

— La cérémonie est finie, dit-elle d’une voix apaisante. N’y songe plus.

— Akhésa… j’aimerais tant ôter ton diadème et dénouer tes cheveux.

— Attends que nous soyons sortis de ce temple. Les jeux de l’amour y sont interdits. Si tu agissais ainsi, tu violerais la Règle.

Toutankhamon ferma les yeux, décidé à retirer la double couronne. La main d’Akhésa lui saisit le poignet, l’empêchant de terminer son geste.

— Nul ne peut t’enlever la royauté dont tu es investi, pas même toi.

Sur le tabouret où reposaient les pieds du pharaon étaient gravés les corps des neuf personnages représentant la totalité des ennemis de l’Égypte, allongés, face contre terre, les mains liées derrière le dos, à jamais réduits à l’impuissance. Akhésa passa le doigt sur ces silhouettes d’or et d’ébène.

— Nous avons commencé un long combat, dit-elle. Nous n’avons plus le droit de renoncer.

Dans les yeux de la reine brillait une étrange lueur : celle du dieu de son père, Aton.

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